17.

 

 

Caroline n'eut pas à réfléchir plus avant sur sa loyauté envers Tucker. Avant même que la poussière soulevée par la voiture de Burns fût retombée, elle prenait Vaurien sous le bras et se dirigeait vers sa BMW. Les clés pendaient encore au tableau de bord, à l'endroit même où elle les avait laissées.

Tout en mettant le contact, elle tourna la tête vers la maison. Elle n'avait pas verrouillé les portes, et n'y avait même pas pensé. Ce qui était sans doute insensé, vu la violence qui régnait depuis quelque temps à Innocence. Mais verrouiller les portes sans fermer fenêtres ni volets était encore moins raisonnable. Et tout barricader transformerait la maison en un piège à canicule.

En moins d'un mois elle avait pris les habitudes de la campagne.

— Je ne vais tout de même pas avoir peur dans ma propre maison, déclara-t-elle à Vaurien en installant ce dernier dans la voiture.

Le chiot posa immédiatement ses pattes avant sur le tableau de bord, la langue pendante à la perspective de la balade.

— Ma maison..., répéta-t-elle en contemplant la peinture fraîche, les fenêtres lavées, le rocking-chair éraflé.

A la fois satisfaite et résolue, elle grimpa à son tour dans la voiture.

— Allons, Vaurien, l'heure est venue de participer à la rumeur.

Elle remonta l'allée en marche arrière — sans remarquer la silhouette qui l'épiait dans l'ombre du sous-bois.

 

Le chant larmoyant des Statler Brothers s'échappait d'une énorme baffle posé sous la véranda de la résidence, où Lulu et Dwayne se tenaient mutuellement compagnie. Lulu portait toujours sa plume d'aigle et ses bottes de combat. Pour compléter sa tenue, elle avait revêtu une blouse d'artiste constellée de taches de peinture qui pendait sur son Levis, et s'était accroché aux oreilles une paire de rubis aussi gros que des œufs de poularde.

Elle se tenait devant une toile, les jambes plantées au sol et le corps tendu — position qui, songea Caroline, lui donnait moins l'allure d'un peintre que celle d'un catcheur se préparant à entamer son troisième round. Dwayne, lui, était affalé dans le rocking-chair de la véranda, un gobelet plein de Wild Turkey dans la main, et le sourire doux et conciliant de l'ivrogne sur la face.

— 'Jour, Caroline, fit-il en levant son verre pour la saluer. Qu'est'qu'vous v'nez faire dans le coin?

Caroline reposa Vaurien par terre. Le chiot partit immédiatement renifler les fourrés marqués par Buster.

— Je vous présente mon chien. Bonjour, madame Lulu.

La vieille dame tapota le bout de son pinceau contre la toile en grognant.

— Ma grand-maman a chassé une paire de déserteurs yankees de sa plantation en 1863.

Caroline inclina la tête en souriant : elle s'était préparée à la confrontation.

— Et le grand-père de ma grand-mère a perdu une jambe à Antietam, en repoussant du pont de pierre les troupes du général Burnside.

Lulu pinça les lèvres d'un air méfiant.

— Ah tiens ? Quand donc ?

— Le 17 septembre 1862, répondit Caroline en bénissant la Bible familiale soigneusement documentée de sa grand-mère. Et il s'appelait Silas Henry Sweeney.

— Sweeney, Sweeney. Crois me souvenir que mon mari avait des cousins de ce nom-là — mon second mari, Maxwell Breezeport.

Lulu plissa les paupières en direction de Caroline. Et apprécia ce qu'elle avait sous les yeux. La jeune femme, selon elle, était aussi fraîche qu'un litre de lait frais tiré du pis. Et puis il y avait quelque chose de dur et d'obstiné dans son regard comme dans le dessin de son menton, qui lui donnait entière satisfaction.

Le sang yankee devait être copieusement dilué dans ses veines, se dit-elle. Enfin, de toute manière, il était temps que Tucker trouvât chaussure à son pied.

— Vous êtes venue faire la belle devant Tucker, hein ?

— Certainement pas, répondit Caroline, qui ne parvint cependant pas à trouver la question offensante. Cela dit, je suis venue lui parler. Si du moins il est ici.

— Oh, il ne doit pas être loin.

Lulu contempla un instant sa palette, et décida de plonger sa brosse dans une flaque de peinture vert pomme.

— Approchez donc, ma fille, ne restez pas là à me regarder bêtement pendant que je travaille. Dwayne, où se trouve donc ton frère ? Cette jeune fille est venue le courtiser, tu imagines un peu?

— Je ne suis pas venue…

Caroline s'interrompit net et recula d'un pas en voyant Lulu se pencher vers elle en reniflant.

— Alors, petite cachottière, on ne porte pas de parfum ? dit-elle en lui remuant sous le nez sa brosse dégoulinante. Quand un homme ne connaît que des femmes qui se pomponnent à longueur de journée, il tombe raide amoureux de l'odeur pure de l'eau et du savon.

Caroline eut un haussement de sourcils.

— Vraiment?

— Allons, vous le savez bien. On n'apprend pas à un vieux singe... Mais dis-moi, Dwayne, ça me fait combien maintenant ?

— Quatre-vingt-quatre ans, il me semble, cousine Lulu.

— Quatre-vingt-quatre? Quatre-vingt-quatre?

De la peinture goutta sur ses chaussures.

— Tu es soûl comme une grive, Dwayne. Aucune dame du Sud n'atteindrait jamais l'âge pitoyable de quatre-vingt-quatre ans. Ce serait malséant.

Dwayne étudia son verre de whisky. Quoique déjà gris, il n'avait pas encore perdu toute présence d'esprit.

— Soixante-huit, rectifia-t-il enfin. Je voulais dire soixante-huit ans.

— Voilà qui est mieux, approuva Lulu en s'étalant de la peinture sur la joue. C'est un âge honorable. Mais rentrez donc, Yankee, allez user de vos charmes sur ce pauvre et infortuné garçon. Sachez cependant que je vous tiens à l'œil.

— Je ne l'oublierai pas, repartit Caroline.

Incapable de résister, elle jeta un œil au tableau. Il représentait Dwayne, écroulé dans le rocking-chair, serrant dans ses bras un énorme verre de whisky d'une taille disproportionnée. La facture de l'œuvre tenait à la fois de Picasso et des caricatures des journaux satiriques. Le visage de Dwayne était vert, ses yeux sillonnés de lignes rouges brisées. De longues oreilles pourpres de baudet jaillissaient de sa tête.

— Hmm, c'est une vision intéressante, déclara Caroline.

— Mon papa disait toujours que quiconque vivait de la boisson était condamné à devenir un âne.

Caroline considéra tour à tour le portrait et l'artiste. Les deux femmes échangèrent un regard éloquent. Et la plus jeune des deux comprit que cette cousine Lulu n'était pas aussi folle qu'elle le laissait croire.

— Je me demande pourquoi certains choisissent de vivre de la boisson, dit-elle.

— Pour ceux-là, la vie elle-même est une raison suffisante. Dwayne, où donc se trouve ton frère ? Cette jeune fille l'attend et je ne peux peindre avec quelqu'un dans mon dos.

— A la bibliothèque, répondit-il en avalant une solide lampée de whisky. Allez-y, Caroline, ne vous gênez pas. Si vous prenez le couloir, c'est la troisième porte à droite.

Caroline pénétra dans la demeure. Un tel calme y régnait qu'elle ressentit aussitôt le besoin de crier pour annoncer sa présence. La lumière y avait cet éclat de vieil or qu'elle avait toujours associé aux musées, mais le silence ressemblait plutôt à celui du boudoir sophistiqué d'une dame qui serait pour l'heure assoupie dans sa chambre.

Elle se demanda si la maison n'était pas complètement déserte et se surprit à parcourir le couloir sur la pointe des pieds.

La porte de la bibliothèque était close. Tout en levant la main pour frapper au battant, elle s'imagina Tucker à l'intérieur. Il serait étendu de tout son long sur le plus confortable et le plus moelleux des canapés, les mains derrière la nuque, les jambes croisées. Et, naturellement, il serait en train de faire sa sieste de la mi-journée, supposée le mener sans encombre du déjeuner au dîner.

Elle cogna doucement à la porte et n'obtint aucune réponse. Tournant alors le bec-de-cane, elle poussa la porte. Tant pis si elle le réveillait, songea-t-elle en haussant les épaules. Elle avait des choses à lui dire, et le moins qu'il pût faire serait de rester éveillé suffisamment longtemps pour l'écouter. Car, pendant qu'il occupait sa vie à dormir, les événements, eux...

Mais il n'était pas sur la causeuse aux formes sinueuses disposée sous la fenêtre ouest. Il n'était pas non plus étendu dans le fauteuil à oreillettes, devant l'âtre de pierre. Fronçant les sourcils, Caroline parcourut la pièce, contemplant avec curiosité les murs recouverts de volumes reliés, un très beau Georgia O'Keeffe, une délicate desserte Louis XV.

Et elle l'aperçut enfin, assis derrière un massif bureau de chêne, penché sur des papiers et des livres, en train de pianoter distraitement — non : studieusement — sur le clavier d'un élégant petit ordinateur.

— Tucker?

Une incommensurable surprise était contenue dans ce seul mot. Tucker lui répondit par un grognement et entra quelques données supplémentaires dans l'ordinateur avant de relever la tête. Son visage perdit aussitôt son air absent.

— Salut, Caroline. Tu es le seul rayon de soleil dans cette morne journée.

— Que fais-tu donc ?

— Deux-trois calculs.

Il se recula du bureau et se leva, l'allure svelte et languide dans son T-shirt et son pantalon de coton.

— Mais il n'y a là rien qui ne puisse attendre. Allons nous asseoir sous la véranda de derrière pour admirer le coucher de soleil.

— Je ne comptais pas m'attarder.

— J'ai tout mon temps, lui dit-il en souriant.

Caroline secoua la tête et fit un pas de côté lorsqu'il contourna le bureau pour venir auprès d'elle. Le repoussant d'une main, elle se rapprocha de la table de travail pour voir de quoi il retournait exactement.

Elle vit des livres de comptes, des sorties d'imprimante avec des colonnes de chiffres, des factures, des reçus. Le regard inquisiteur, elle fit courir un doigt sur une rangée de dossiers : LAVERIE , CHAT ‘N CHEW, QUINCAILLERIE , SOCIETE GOOSENECK 1, PENSION DE FAMILLE, CAMPING.

Il y avait une pile de papiers concernant l'exploitation de coton — graines, pesticides, engrais, cours du marché, compagnies de transport — et une autre constituée de chemises, où l'on trouvait divers appels à souscription et des bulletins de cote.

Caroline se redressa en passant une main dans ses cheveux.

— Tu travailles.

— Hmm. Vas-tu oui ou non me laisser t'embrasser?

Elle le repoussa de nouveau, essayant de comprendre ce qu'elle avait sous les yeux.

— De la comptabilité. Tu tiens une comptabilité.

Tucker eut une grimace comique.

— Ma chère, cela n'est illégal que si tu en tiens une double. Ce que mon grand-papa fit avec succès pendant vingt-cinq ans. Aussi devrait-on plutôt dire que cela n'est illégal que si l'on se fait prendre — ce qui ne lui est jamais arrivé, étant donné qu'il a vécu jusqu'à sa mort en pilier de cette communauté.

Il s'assit sur le bord du bureau.

— Si tu ne veux pas que nous nous tripotions sous la véranda, que puis-je donc pour toi ?

— Tu as un ordinateur.

— Eh bien, en fait, au départ, je n'étais pas pour. Mais ces satanées petites machines te font gagner un temps certain, une fois que tu as saisi le truc. J'en suis fana maintenant.

— Est-ce toi qui fais tout ça?

— Tout quoi ?

— Ça!

Irritée, elle saisit une liasse de papiers qu'elle lui brandit sous le nez.

— Est-ce toi qui tiens tous ces bilans, tous ces comptes? Est-ce toi qui gères toutes ces affaires?

Il lui caressa le menton d'un air absorbé, puis revint vers l'ordinateur, qu'il éteignit.

— La plupart du temps, elles se gèrent seules. Je me contente d'y ajouter les chiffres.

— Tu es un tricheur! s'écria-t-elle en reposant violemment les papiers sur le bureau. Toutes tes allures de bon à rien, de paresseux de sudiste, style « quitte à m'asseoir, autant me coucher » — tout ça c'était de la comédie !

— Regarde toi-même, je ne te cache rien, répliqua-t-il, amusé par ses déambulations frénétiques dans la pièce. Il me semble seulement que vous avez dans le Nord une autre définition de la paresse que la nôtre. Par ici, on appelle cela de la détente.

Il la gratifia d'un regard désolé.

— Eh, mon chou, j'aimerais sincèrement que tu apprennes à te détendre. Rien qu'à te voir brasser tout cet air, ça m'épuise.

— Chaque fois que je crois enfin te saisir, tu m'échappes. On croirait un virus.

Elle se retourna.

— En fait, tu es un homme d'affaires.

— Je doute que l'expression me convienne, Caro. Quand je pense, moi, à un homme d'affaires, je vois quelqu'un comme Donald Trump ou Lee Iacocca. Des tas de costumes chic, des divorces tortueux, des cohortes d'ulcères. Bien sûr, il y a également Jed Larsson, qui ne porte de costume que le dimanche — et encore, plus par convenance que par goût — et qui est marié à Jolette depuis des temps immémoriaux. Mais il souffre, lui aussi, de brûlures d'estomac.

— Tu détournes la conversation.

— Non, j'y revenais, au contraire. Tu pourrais dire que je surveille quelques placements de-ci de-là. Et comme je suis doué pour les chiffres, ça ne me coûte justement pas trop d'efforts.

Caroline se laissa tomber sur la causeuse et le contempla d'un air renfrogné.

— Tu ne gâches donc pas ta vie...

— Pour ma part, j'ai toujours pensé que j'en profitais, déclara-t-il en venant la rejoindre sur le petit canapé. Mais si cela te fait plaisir, je pourrais bien essayer de la gâcher un petit peu.

— Oh, tais-toi donc. J'essayais de réfléchir.

Elle croisa les bras sur sa poitrine. Infortuné? se dit-elle. Etait-ce bien ainsi que l'avait qualifié Lulu? Quelle blague! Cet homme savait exactement ce qu'il faisait, et manifestement il le faisait comme bon lui semblait, et à son propre rythme, depuis des années. Pourquoi ne l'avait-elle pas compris plus tôt? N'avait-elle donc pas vu la manière qu'il avait de la regarder avec son sourire d'endormi pour, l'instant d'après, la percer au cœur d'un seul coup d'œil?

— L'autre jour, avant cette histoire avec Bonny, ne m'as-tu pas raconté que tu travaillais jadis aux champs avec Dwayne?

— Tout le monde te le confirmera.

— Et je ne sais plus à quel moment, tu as évoqué un diplôme que Dwayne aurait décroché en vain. Mais tu ne m'as pas précisé si tu en avais un toi-même.

— Peux pas dire que je sois vraiment diplômé. Je n'ai jamais eu le truc pour me faufiler à travers les mailles du système scolaire comme Dwayne. Oh, j'ai bien étudié un peu la gestion et la comptabilité...

Il eut un sourire tranquille.

— Faut pas réfléchir beaucoup pour comprendre qu'il est plus agréable de s'asseoir derrière un bureau que de suer dans un champ de coton. Tu veux que je te sorte mes bulletins scolaires?

Caroline laissa échapper un soupir agacé.

— Quand je pense que je venais te protéger... J'ai du mal à y croire.

— Me protéger?

Il passa un bras autour de ses épaules, heureux de pouvoir humer ses cheveux blonds.

— C'est terriblement gentil de ta part, mon trésor, mais... mon Dieu, que tu sens bon ! Mieux encore qu'une tarte aux cerises qui sort du four.

— Ce n'est que du savon, marmonna-t-elle entre ses dents. Juste du savon.

— Ça me rend dingue, dit-il en l'embrassant dans le cou. Complètement dingue. Surtout cet endroit, là.

Il lui mordilla le lobe de l'oreille. Elle frémit.

— Je suis venue pour te parler, Tucker, pas pour... oh.

Sa voix mourut tandis qu'il commençait à lui appliquer de furtifs et suggestifs baisers derrière l'oreille.

— Vas-y, je t'écoute, l'encouragea-t-il. Ça ne me dérange pas le moins du monde.

— Change un peu d'attitude, je te prie.

— Très bien.

Et il abandonna son oreille pour se concentrer sur son cou.

— Je t'écoute toujours.

L'esprit un peu confus, Caroline releva la tête pour faciliter les mouvements de Tucker.

— Matthew Burns est venu me voir, dit-elle.

Elle sentit ses lèvres s'écarter, ses muscles se tendre puis, lentement, très lentement, se détendre de nouveau.

— Je ne peux pas dire que cela me surprenne. Il a un faible pour toi. Ça crèverait les yeux à un aveugle.

— Sa visite n'avait rien à voir avec... enfin, ce n'était pas personnel.

« Oh, et puis tant pis ! » songea Caroline — et elle se tourna vers Tucker pour l'embrasser. Un langoureux soupir lui échappa, tandis qu'elle prenait son plaisir avec lui dans de petits baisers lents et taquins.

— Il m'a conseillé de me méfier de toi.

— Hmm. Je dois avouer, pour ma plus grande frustration, qu'il n'y a pas encore de raison pour cela.

— Non, il parlait de l'enquête. Du meurtre.

Elle eut comme un éclair de lucidité et bondit en arrière.

— Du meurtre, répéta-t-elle.

Puis, baissant les yeux, elle contempla, bouche bée, son chemisier grand ouvert.

— Mais que fais-tu? s'écria-t-elle.

Tucker dut reprendre son souffle.

— J'étais seulement en train de m'ingénier à enlever tes vêtements. Et depuis un certain temps, je dois dire.

Il se renfonça dans la causeuse tout en la dévisageant.

— Mais visiblement, je vais devoir attendre encore un peu.

— Quand je voudrai être déshabillée, repartit Caroline en reboutonnant à la va-vite son chemisier, je te le ferai savoir.

— Caroline, tu me l'as déjà fait savoir. Du moins avant que tu te remettes à cogiter.

Désireux de calmer le feu de leur étreinte, il se leva pour se préparer un verre.

— Tu en veux un? lui demanda-t-il en agitant une carafe.

— Non.

— Eh bien, moi, si.

Il se versa deux doigts de whisky.

— Tu as le droit d'être contrarié, dit-elle, la tête haute. Il n'en reste pas moins que...

— Contrarié? l'interrompit-il en lui lançant un regard furieux. Mais, mon chou, c'est un mot bien trop doux pour désigner l'effet que tu me fais. Je n'ai jamais vu une femme me mettre dans tous mes états avec autant d'aisance que toi.

— Je suis venue ici pour te prévenir, c'est tout.

— C'est exactement le problème.

Il termina son verre et, après avoir hésité à en prendre un second, opta finalement pour une demi-cigarette.

— Qui est Luis?

Caroline ouvrit et ferma la bouche par deux fois avant d'être en mesure de répondre.

— Je te demande pardon ?

— Non, tu ne me demandes pas pardon. Tu esquives tout simplement ma question. Susie a fait allusion à un certain Luis qui te rendrait furax.

Il examina d'un air chagrin le filtre qu'il était en train de fumer.

— Quel nom stupide !

— Celui de Tucker est infiniment plus respectable, n'est-ce pas?

Tucker parvint à sourire.

— Cela dépend du point de vue, je suppose[2]. Alors, Caro, qui est-ce?

— Quelqu'un qui me rend furax, murmura-t-elle. Maintenant, si tu veux bien écouter ce que je suis venue te...

— Il t'a fait du mal?

Caroline riva ses yeux sur les siens. Et n'y vit que de la longanimité, de la compassion et, de façon inattendue, une force sûre et tranquille.

— Oui, dit-elle.

— J'aimerais te promettre que ce ne sera pas mon cas, Caroline, mais je ne voudrais pas te mentir.

Caroline sentit quelque chose s'animer en elle. Une porte qu'elle pensait avoir étroitement verrouillée, et qui se mettait à pivoter lentement sur ses gonds.

— Tu peux garder tes promesses, répliqua-t-elle sur un ton presque désespéré.

— Je n'ai jamais été enclin à en faire. Les promesses sont dangereuses.

Les sourcils froncés, il considéra de nouveau sa cigarette, avant de l'écraser.

— Pourtant, j'ai beaucoup d'affection pour toi. On pourrait même dire que j'en ai à ne plus savoir qu'en faire.

— Je crois que... je ne suis pas prête...

Elle se leva, les bras ballants, désemparée.

— J'ai moi aussi de l'affection pour toi, Tucker. Mais il faut qu'on en reste là. Je suis venue te dire que Matthew Burns cherche un moyen de te mettre le meurtre d'Edda Lou Hatinger sur le dos.

— Il risque de chercher longtemps.

Sans la quitter des yeux, Tucker glissa ses mains dans ses poches.

— Je n'ai pas tué Edda Lou, Caroline.

— Oh, je le sais bien. Même si je ne te comprends pas toujours, ça, au moins, je le sais. Matthew veut trouver un lien entre Arnette, Francie et Edda Lou, et tu es le candidat idéal. Il a aussi lâché quelques allusions au sujet de Toby, et cela m'inquiète. Je n'oublie pas que nous sommes dans le Mississippi profond, et qu'il reste ici des tensions raciales qu'on a dépassées ailleurs.

Elle haussa les épaules.

— La plupart des gens de cette ville ont beaucoup de respect pour Toby et Winnie, remarqua Tucker. Il n'y en a pas tant que ça par ici, des types dans le genre de Bonny ou d'Hatinger.

— Il y en a tout de même. Je ne voudrais pas qu'il arrive malheur à Toby ni à sa famille.

Elle se rapprocha de Tucker.

— Et surtout, je ne veux pas qu'il t'arrive malheur, à toi.

— Alors il faudra que je veille à t'épargner ce spectacle.

Il tendit la main pour lui redresser le menton, le regard ferme et pénétrant.

— Ta migraine est revenue.

Il massa doucement la fine ligne de tension qu'il devinait entre ses sourcils.

— Il me déplaît de croire que j'y suis pour quelque chose.

— Ce n'est pas toi.

Comme d'habitude, elle ressentit une honte fugace envers la faiblesse qui, pour elle, était toujours associée à la douleur.

— C'est la situation. Pas toi.

— Eh bien, cessons de penser à la situation, dit-il en appliquant un baiser sur son front. Sortons plutôt prendre l'air. Et ne te sens surtout pas obligée de me tripoter. Sauf si tu le désires, bien sûr.

Cela fit sourire la jeune femme, ainsi qu'il l'escomptait.

— Et ton travail?

— Mon chou, répondit-il en passant un bras autour de sa taille pour l'entraîner dehors, avec le travail, on peut être sûr d'une chose : lui, au moins, ne cherchera pas à vous échapper.

 

Ils s'assirent sous la véranda, où ils parlèrent de la pluie et du beau temps, du mariage de Marvella, des progrès du jeune Jim au violon ; et, tandis que le soleil regagnait peu à peu la ligne d'horizon en ensanglantant l'azur, que le chiot frétillant essayait de persuader le vieux Buster de jouer avec lui et que les Oak Ridge Boys prenaient le relais des Statler Brothers, ni l'un ni l'autre ne remarquèrent le reflet clignotant accroché au loin par les lentilles d'une paire de jumelles.

Austin tenait l'engin cabossé entre des mains crispées. Il surveillait le couple tout en articulant de fervents et muets anathèmes, l'esprit sombrant de plus en plus profondément dans la folie, les deux Police Spécial accrochés à la ceinture de son pantalon du dimanche.

 

 

Quand Cy parvint à la conduite le lendemain matin, son père l'attendait. Il agrippa aussitôt le garçon à la chemise.

— Tu n'as parlé à personne? Je le saurai si tu mens.

— Non, papa.

C'était chaque matin la même question. Et chaque matin la même réponse.

— Je te jure que je n'ai rien dit. Je t'ai apporté un peu de poulet et un friand.

Austin lui arracha le sac en papier qu'il tenait à la main.

— Tu as aussi apporté le reste?

— Oui, père.

Cy lui présenta un bidon de plastique rempli d'eau, espérant qu'il serait tranquille après ça. Mais sachant qu'il n'en serait rien.

Austin dévissa le bouchon du bidon et y but trois longues gorgées.

— Allons, la suite, dit-il après s'être essuyé la bouche du dos de la main.

Cy sentit ses doigts trembler. Sa gorge était trop contractée par la frayeur pour que pût en sortir un seul mot. Il détacha le fourreau de cuir qui pendait à sa ceinture et tendit à son père le couteau de chasse.

— Papa, la police est toujours à la maison, mais ils ont levé le barrage sur la R 1. Tu pourrais aller sans problème jusqu'en Arkansas si tu le souhaitais.

— Impatient de me voir filer, mon garçon ?

Les lèvres retroussées en un sourire grimaçant, Austin dégaina le couteau. La lame jaillit en scintillant dans le cône de lumière.

— Non, père, je voulais seulement...

— Oh, tu aimerais bien me voir loin d'ici, hein?

Il fit jouer la lame au soleil. Hypnotisé, Cy regarda le fil luisant avec des yeux horrifiés.

— Tu as envie que je m'en aille, que je te laisse tranquillement te livrer au péché et à la débauche. T'acoquiner avec des nègres et lécher le cul de bébé de M. Tucker Longstreet.

— Non, père. Je voulais seulement... je... voulais... seulement...

Cy fixait la lame. Un seul geste, une seule torsion rapide et désinvolte du couteau, et il était mort.

— Il y a seulement qu'ils sont encore tous là, dehors, à te traquer. Pas autant qu'avant, mais ils te recherchent toujours.

— Le Seigneur est mon berger, mon garçon. Il pourvoit à mon salut.

Toujours souriant, Austin éprouva le fil du couteau. Une fine ligne écarlate apparut sur son pouce.

— Et tranchante est Son épée. Je vais te dire ce que tu vas faire maintenant.

Austin retourna le couteau contre son fils. Durant un vertigineux moment, Cy sentit ses intestins se glacer, certain que la pointe de la lame allait s'enfoncer dans sa gorge. Cependant, elle s'arrêta à un souffle de sa peau.

— Tu m'écoutes, mon garçon? Tu m'écoutes?

Cy hocha lentement la tête. Il avait peur de déglutir. Peur que le couteau s'enfonçât dans sa pomme d'Adam au moindre mouvement.

— Et tu vas faire exactement ce que je vais te dire, n'est-ce pas?

Cy détourna ses yeux du couteau et fixa Austin en répondant :

— Oui, père.

 

Cy s'abrutit de travail pour oublier sa peur. Il transporta de pleines brouettées de paillis et creusa des trous pour planter les nouveaux massifs de pivoines que Tucker avait achetées pour remplacer celles qui avaient succombé sous son poids ; il gratta de la vieille peinture et en étala de la nouvelle; il arracha les mauvaises herbes jusqu'à en avoir les doigts gourds — mais la peur, tel un plat indigeste, continuait à lover ses anneaux bouillants et musculeux dans son estomac.

Il ne toucha pas au repas que lui avait préparé Délia, ne prenant même pas la moitié de sa ration ordinaire. Au lieu de cela, il rangea les copieux sandwichs au porc et les généreuses tranches de gâteau au citron dans son havresac.

Il ne pouvait même pas en supporter la vue. Son père allait avoir un bon dîner ce soir-là, songea-t-il.

Oh oui, il aurait un fameux appétit quand il en aurait fini avec Tucker.

Cy essuya la sueur qui lui tombait dans les yeux et s'efforça de ne pas penser à ce qui était juste ou injuste, bien ou mal. Tout ce à quoi il devait penser, se dit-il, c'était sa propre survie. C'était venir à bout de chaque jour qui passait jusqu'à ce que les quatre années qu'il lui restait encore à tirer fussent enfin derrière lui.

Il promena son regard sur Sweetwater, sur les champs de coton verts et féconds, sur l'eau sombre et tranquille, sur les taches de couleur que faisaient les fleurs. Peut-être son père avait-il raison. Peut-être seuls des gens comme les Longstreet pouvaient-ils se permettre de planter des fleurs d'agrément au lieu de plantes comestibles.

Peut-être était-il vrai aussi qu'ils ne méritaient pas leur belle et grande demeure, ainsi que toute cette terre et la vie facile qu'ils menaient. Peut-être était-ce leur faute si sa propre famille était pauvre comme Job et devait grappiller chaque penny.

Et puis Edda Lou avait été sa sœur, et la famille, c'était sacré. Son papa disait que c'était à cause de Tucker qu'elle était morte.

S'il y croyait, s'il pouvait y croire, alors ce qu'il avait à faire lui paraîtrait moins dur.

Mais peu importait que cela fût dur ou non, se dit-il en rejoignant la façade latérale pour se nettoyer les mains et le visage au tuyau de jardinage. De toute façon il devait obéir, s'il ne voulait pas subir un terrible châtiment. Car il aurait beau essayer de se cacher, son père le retrouverait.

Et il le lui ferait payer plus chèrement qu'avec des coups de ceinture, plus chèrement qu'avec des coups de poing.

— Si ton œil t'offense, arrache-le, lui avait dit son père. Tu es mon œil, mon garçon. Tu es mes deux yeux.

Et il avait approché la pointe acérée et luisante du couteau si près de son œil gauche que Cy avait craint de ciller.

— Ne m'offense donc pas, mon garçon. Amène-le ici, et laisse-moi me charger du reste.

— T'as eu ta dose pour la journée, fils?

Entendant la voix de Tucker, Cy se retourna si vivement qu'il en trempa ses chaussures. Tucker se contenta de sourire et porta la flamme d'une allumette à l'extrémité d'une demi-cigarette.

— Délia m'a prévenu que tu étais plutôt agité. Tu ferais mieux de fermer ce robinet avant de te noyer.

— Oui, monsieur. J'en ai fini pour aujourd'hui.

Cy contempla sa propre main, et vit ses doigts se nouer autour du robinet métallique pour le tourner.

— Tant mieux, reprit Tucker, car j'étais moi-même fatigué en te voyant te démener de la sorte. Tu veux un Coke, un autre morceau de gâteau?

— Non, monsieur.

Tête baissée, Cy se mit à jouer avec le robinet. Il sentait quelque chose qui ressemblait dangereusement à des sanglots lui monter à la gorge. Peut-être que ça ne marcherait pas, se dit-il avec désespoir. Peut-être que l'arrivée de Tucker ferait fuir son père. Les lèvres serrées, il partit en boitillant reprendre son vélo.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé à la jambe?

Cy garda le dos tourné à la maison, les yeux fixés droit devant lui.

« Eveille sa pitié, mon garçon. Arrange-toi pour qu'il te prenne dans une de ses chic voitures. Et amène-le jusqu'à moi. »

— Ce n'est rien, monsieur Tucker. Je crois que j'ai juste un peu trop forcé sur un muscle.

Il se remit à avancer en clopinant, et il priait le ciel que Tucker se contentât de le laisser repartir avec un haussement d'épaules.

— Si tu demandais à Délia de t'examiner?

Cy referma les doigts sur le guidon de la bicyclette et lança un coup d'œil par-dessus son épaule.

— Non, monsieur, je ferais mieux de rentrer.

Tucker fronça les sourcils en voyant une larme briller dans les yeux du garçon. L'orgueil des adolescents était décidément un organe bien sensible, se dit-il.

— Bon. Il se trouve que je dois descendre en ville faire quelques courses.

Il sortit de la véranda d'un pas nonchalant, improvisant son discours au fur et à mesure.

— Cette satanée Délia me rendra fou à toujours me demander d'aller récupérer ceci ou chercher cela. Pourquoi les femmes ne se décident-elles pas à savoir exactement ce qu'elles veulent une bonne fois pour toutes?

Cy gardait les yeux baissés sur le guidon argenté, son regard rivé sur les piqûres de rouille.

— Je ne sais pas, dit-il.

— Voilà bien une des énigmes de l'univers, poursuivit Tucker en posant une main sur son épaule.

Il le sentit tressaillir, et s'aperçut de nouveau combien le garçon était fluet. Puis, pris d'un remords soudain, il se rappela combien il avait travaillé ce jour-là.

— Tu ne veux pas charger la bécane dans l'Olds? Je peux te reconduire jusque chez toi ou presque, c'est sur ma route.

Les phalanges de Cy blanchirent sur le guidon.

— Je ne voudrais pas vous déranger, monsieur Tucker.

— Penses-tu, je dois de toute manière passer devant ton chemin pour descendre en ville. Allez, viens, hâtons-nous avant que Délia ne me trouve une autre commission à faire.

— Oui monsieur.

Cy, tête basse, fit rouler la bicyclette jusqu'à l'allée. Son crâne cognait comme une enclume quand Tucker retira les clés du tableau de bord pour ouvrir le coffre.

— Dieu seul sait pourquoi elle s'acharne à rouler dans ce paquebot, marmonna-t-il. On pourrait loger trois cadavres dans le coffre.

Il poussa de côté le bazar de Délia : un plein carton de vieux vêtements destiné aux œuvres de la paroisse, trois paires de chaussures à confier au cordonnier de Greenville, des bocaux de confiture et une Winchester à canons superposés.

Cy ouvrit des yeux ronds en voyant le fusil, puis s'empressa de regarder ailleurs. Tucker remarqua ce petit manège alors qu'il hissait le Schwinn dans le coffre.

— Elle se trimballe ce machin depuis des mois, dit-il. Prétend qu'elle pourrait en avoir besoin pour descendre un violeur fou si sa voiture tombait en panne.

Il sortit du coffre une longueur de corde, qu'il attacha sans ménagement au pare-chocs.

— J'ai du mal à l'imaginer assise sur le capot avec cette carabine sur les genoux, en train de guetter l'arrivée de violeurs fous. Allez, c'est bon. Grimpe.

Sans dire un seul mot, Cy monta dans la voiture. Tucker sortit une de ses cassettes personnelles de la boîte à gants.

— Je les garde planquées là, avoua-t-il à Cy. Une femme n'ira jamais fouiller dans un vide-poches. Et si on se mettait un peu de Presley?

— D'accord, répondit le garçon en nouant ses doigts gourds contre son ventre. Ça sera très bien.

— Mon garçon, Presley n'est pas « très bien ». Il est sublime.

Tucker enclencha le lecteur et lança le moteur au rythme de Heartbreak Hotel. Il en chanta les premières mesures avec le « King » tout en redescendant l'allée.

— Comment ça se passe à la maison ?

— A la maison?

— Ta maman va mieux?

— Elle... elle s'en sort.

— S'il te faut quoi que ce soit — de l'argent, n'importe quoi —, tu peux me le demander. Tu n'auras pas besoin de lui dire d'où ça vient.

Cy dut détourner les yeux vers le paysage. Il ne pouvait supporter cette sollicitude, cette gentillesse naturelle.

— On fait avec, dit-il.

Il aperçut fugitivement la camionnette de Toby au bout de l'allée de Caroline et eut envie de pleurer. Comment pourrait-il jamais se remettre à siffler après Jim ? Ce soir, il ne vaudrait pas mieux qu'un meurtrier.

— Tu veux me dire ce qui te tracasse, Cy?

— Monsieur? s'écria le garçon en tournant vivement la tête, le cœur battant la chamade. Mais rien, monsieur Tucker. Rien du tout.

— Voilà longtemps que je n'ai plus quatorze ans, poursuivit Tucker sur un ton détaché. Mais je m'en souviens encore. Je sais ce que c'est d'avoir un père qui a la main lourde et qui est prompt à s'en servir.

Tucker le regarda. Ses yeux témoignaient d'une telle compréhension, que Cy dut une nouvelle fois détourner la tête.

— Tu ne boitais plus quand tu es monté en voiture, Cy.

Le nœud de terreur qui serrait l'estomac du garçon se contracta soudain.

— Je crois... je crois que ma jambe va mieux.

Tucker se tint coi un instant.

— Comme tu veux, dit-il en haussant les épaules.

Ils longeaient à cet instant le maigre ru du Little Hope Creek. Cy savait qu'il restait à peine plus de un kilomètre avant la conduite.

— Je... je range le vélo près de la rivière. Dans la conduite.

— Parfait. Je te conduis jusque-là, si tu veux.

— Peut-être pourriez-vous...

« M'aider à la descendre là-bas. M'aider à la faire rouler de la route jusqu'à la conduite, où mon père vous attend. Et vous m'aiderez, je le sais, parce que vous êtes toujours prêt à aider les gens qui vous le demandent. »

— Oui ? s'enquit Tucker.

Encore quelques centaines de mètres. Juste quelques centaines de mètres. Cy essuya le dos de sa main moite sur ses lèvres sèches. Ce n'était plus une peur glacée qui lui étreignait désormais l'estomac, mais le poing ignoble et pourri de l'horreur. « Je n'ai qu'à le lui demander et il le fera. » Cy vit alors étinceler un reflet de soleil — un reflet renvoyé par des lentilles de jumelles. Ou la lame d'un couteau.

— Arrêtez ! Arrêtez la voiture !

Pris de panique, il s'agrippa au volant et manqua envoyer la voiture dans le ruisseau.

— Enfer! s'exclama Tucker en braquant brutalement dans l'autre sens.

L'Olds s'immobilisa en travers de la route.

— Aurais-tu donc perdu l'esprit?

— Faites demi-tour, monsieur Tucker, demi-tour, vite. Jésus tout-puissant, reculez !

Il bondit en sanglotant sur le volant pour essayer de mouvoir lui-même la masse inerte de la voiture.

— Seigneur, je vous en supplie, vite, avant qu'il ne vienne nous tuer. Il va nous tuer tous les deux !

— Voilà. Du calme.

L'Olds vira avec une pesanteur de pétrolier quittant son port d'attache, puis s'élança de nouveau sur la route. Cy se recroquevilla sur le siège en mordant ses poings serrés, le regard fixé sur la vitre arrière, cependant que le regretté « King » égrenait des paroles de tendresse enflammée.

— Il va venir pour moi. Je sais qu'il va venir. Mes yeux, il va m'arracher les yeux !

Il se plia en deux, les mains serrées sur l'estomac. Hystérie ou pas, Tucker décida de se ranger sur le bas-côté. Il tira le garçon de la voiture et lui maintint la tête tandis qu'il se soulageait en grelottant.

Puis, voyant qu'il n'avait plus rien à rendre, Tucker sortit un mouchoir de sa poche pour lui éponger le front.

— Essaye de respirer lentement. Ça y est, maintenant ? Tu crois que c'est fini?

Cy hocha la tête et se mit à pleurer. Ce n'étaient pas d'âpres et gémissants sanglots, mais des larmes muettes qui fendaient le cœur. Abasourdi, Tucker posa une fesse sur le siège avant et caressa les cheveux du garçon.

— Allez, vide ton sac. Tu te sentiras mieux après.

— Je ne pouvais pas, je ne pouvais vraiment pas le faire. Il va me tuer maintenant.

— Qui donc?

Cy tourna vers lui un visage rougi par les pleurs. A lui voir une mine aussi pitoyable, Tucker songea qu'il ressemblait à un chien battu à mort attendant le coup de grâce.

— C'est mon papa. Il m'a dit de vous amener ici. Il m'a dit de faire ça pour Edda Lou, et que si ton œil t'offense, tu dois l'arracher. Je lui ai apporté à manger tous les jours. Et je lui ai apporté sa ceinture et une chemise propre et les jumelles. Je devais le faire. Et aujourd'hui j'ai dû lui apporter aussi le couteau.

Les paroles se bousculaient dans la bouche du garçon. Tucker le saisit au collet et le secoua pour lui faire recouvrer ses esprits.

— Ton père se cache dans cette conduite?

— Il voulait vous surprendre. J'étais censé vous amener à lui. Mais je n'ai pas pu.

Ses yeux roulèrent dans ses orbites.

— Il pourrait arriver, là, maintenant. Il pourrait arriver. Il a les pistolets, aussi.

— Remonte dans la voiture.

Cy se disait qu'il allait très certainement se retrouver en prison, pour avoir aidé un évadé et s'être rendu complice de sa fuite — ou quelque chose d'approchant. Mais la prison était encore préférable à un coup de couteau dans les yeux.

— Qu'est-ce que vous allez faire, monsieur Tucker?

— Je vais te ramener à Sweetwater.

— Me ramener? Mais... mais...

— Et une fois là-bas, ajouta-t-il en regardant le garçon avec un air sévère, tu vas appeler le shérif Truesdale pour lui raconter toute l'histoire. Compris?

— Oui, monsieur, répondit Cy en s'essuyant les joues. Je le ferai, je vous le jure. Je lui dirai où est papa. Je lui dirai tout.

— Et tu lui diras aussi qu'il ferait mieux de rappliquer au plus vite. A fond de train, même.

Il engagea la voiture sous le portail de la résidence.

— Je le lui dirai. Je suis désolé, monsieur Tucker. J'avais trop peur.

— On reparlera de ça plus tard, fit-il en enfonçant la pédale de frein.

Une gerbe de gravier jaillit sous les roues de la voiture.

— Allez, vas-y. S'il n'est pas au poste, appelle-le chez lui. Délia te donnera le numéro. Et si tu n'arrives toujours pas à le joindre, alors préviens Carl.

— Oui, monsieur. Qu'est-ce que vous allez faire? répéta-t-il.

Il regarda avec des yeux ronds Tucker ouvrir le coffre, jeter le vélo dans l'allée et sortir la carabine.

— Vous allez lui courir après? C'est ça, monsieur Tucker? Vous allez lui courir après?

Tucker bascula le canon de la carabine pour vérifier qu'elle était chargée. Puis il releva la tête et riva ses yeux sur ceux du garçon.

— Oui, répondit-il, je vais lui courir après. Quant à toi, va dire à Burke que je viens à l'instant de me nommer suppléant.

Cy fit volte-face et se précipita vers la maison.

 

 

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